Table des Matières | Précedante : Douane Suite : La Guerre

Education

Mon premier souvenir de l’école, c’est quand Raymond, un petit copain, me donna une bague en «or» avec un minuscule rubis enchâssé dans le chaton et déclara que nous étions fiancés. Nous avions à peine cinq ans et je n’avais aucune idée de ce que cela voulait dire; mais ayant été choisie, j’étais toute fière. Cela se passait dans la classe de la chère sœur Alphonse, au Couvent d’Halluin.

Le couvent était situé juste en face du magasin de mon grand-père et était en réalité un orphelinat. Après la séparation de l’Eglise et de l’Etat, au début du XXesiècle, les ordres enseignants ne pouvaient enseigner que s’ils étaient «en civil» et il leur était interdit de faire la classe en portant l’habit de leur ordre. Dans le Nord de la France, beaucoup d’écoles catholiques se réfugièrent en Belgique pour y ouvrir des pensionnats, dont le plus célèbre était Froyennes, un pensionnat pour garçons dirigé par les frères maristes ou les jésuites, j’ai oublié... Tous les fils des familles riches des industriels du Nord allaient à Froyennes, qui ressemblait un peu à Eton.

L’éducation des filles catholiques (et payante!) était dans les mains de l’Ordre des sœurs de la sagesse dont la maison mère était en Vendée, à Saint-Laurent-sur-Sèvres. Le Couvent d’Halluin leur appartenait et, ne pouvant plus enseigner car elles avaient refusé d’abandonner leur habit, les sœurs, qu’on appelait toujours «ma chère sœur», en avaient fait un orphelinat pour petites filles, et une école maternelle où mes fiançailles eurent lieu!? Quand les enfants atteignaient l’âge où commençait l’enseignement obligatoire ils quittaient chère sœur Alphonse et allaient à l’école laïque, école d’Etat.

On entrait au couvent par une porte cochère qui s’ouvrait sur un passage voûté avec, à droite, le parloir, et, à gauche, le «Tour» où se tenait la sœur tourière qui vérifiait les entrées et accueillait les visiteurs. Comme ce n’était pas une occupation très pénible, elle était aussi chargée de faire les hosties pour l’église. Les hosties sont faites avec une farine très, très blanche mélangée avec de l’eau pour en faire une pâte liquide qui était versée par cuillerées dans un moule – comme un moule à gaufres – qui était chauffé sur un petit gaz. La pâte débordait toujours légèrement du moule et faisait un petit bourrelet croustillant qui avait un peu le goût de brûlé. Ce qui sortait du moule était blanc comme neige et à peine plus épais qu’une feuille de papier. La chère sœur découpait les hosties avec un emporte-pièce, et ce qui restait de la petite plaque de pâte était vendu en petits paquets de cinq, retenus par une étroite bande de papier bleu qu’on appelait des «dentelles» et qu’on achetait pour deux sous. On les grignotait avec respect, car après tout c’était un petit peu des hosties qu’on mangeait.

Passé le Tour, on entrait dans la cour, un rectangle pavé entouré des bâtiments qui constituaient le couvent. Juste en face de l’entrée, il y avait une pièce qui devint ma classe, avec, à droite, un autre parloir où la chère sœur Eugène enseignait le piano. A gauche de ma classe, il y avait le repassage où quelques sœurs et des orphelines repassaient à longueur de journée, puis un couloir qui menait au jardin et sur lequel s’ouvrait la classe de la chère sœur Alphonse, la maternelle. A gauche de la cour, il y avait un large porche avec un escalier de bois de quelques marches qui menait à la grande salle avec, au premier étage, le dortoir des orphelines. Au-dessus de la porte cochère, il y avait un ouvroir où les orphelines un peu plus âgées faisaient de la couture. Régulièrement, des pièces de toile étaient livrées au couvent et disparaissaient à l’ouvroir, mais je ne sais pas ce qu’elles en faisaient.

A droite de la cour, il y avait un grand sous-sol avec au-dessus une classe où les orphelines apprenaient la sténo et la dactylographie et un peu de comptabilité. La discipline était très stricte, et on ne voyait jamais les orphelines dans la rue, mais les sœurs faisaient de leur mieux pour leur permettre de gagner leur vie.

A côté du parloir où la chère sœur Eugène donnait ses leçons de piano, il y avait un long couloir qui menait à la cuisine, au réfectoire et à la partie du couvent où les religieuses vivaient et où je ne suis jamais entrée. Il y avait aussi une petite chapelle.

Pour en revenir à mon éducation, pour des raisons que je n’ai jamais comprises, je suis restée au couvent dans une classe (si on peut dire!) de trois élèves: moi, Odette Hurst, qui devint ma grande amie, et Madeleine, dont j’ai oublié le nom de famille. Odette souffrait d’une forme atténuée de danse de Saint-Guy et avait des tics incontrôlables; Madeleine était vraiment une retardée, maigrichonne et bébête. Pourquoi mes parents décidèrent-ils de me laisser dans un tel milieu? Chose bizarre, l’anomalie d’une telle décision ne m’a frappée que très tard dans la vie, alors que je n’avais plus de famille à qui poser la question. Je suppose que c’était une question de santé, car je n’étais certainement pas anormale intellectuellement...

J’étais née avec une luxation double de la hanche, autrement dit j’étais déhanchée des deux côtés et, à l’âge de dix-huit mois, j’avais été plâtrée pour six mois pour rectifier cette anomalie, avec d’assez bons résultats d’ailleurs. Puis j’avais failli mourir de la typhoïde. A l’époque, la typhoïde était endémique dans certains quartiers où il y avait encore des fosses septiques. Le mari de tante Bertha, André Lecomte, mourut de la typhoïde alors qu’ils habitaient dans la maison que nous occupions quand j’ai moi-même attrapé la maladie quelques années plus tard.

Toujours est-il que vers l’âge de trois ou quatre ans, j’ai eu la typhoïde. Le microbe s’attaque, paraît-il, aux parois de l’intestin, et le plus grand danger est la péritonite. Dans les années vingt, les drogues qu’on utilise maintenant n’existaient pas et le traitement était le jeûne complet. Mère s’isola avec moi dans la chambre et antichambre que mes parents occupaient au rez-de-chaussée de la maison, mais au bout de six semaines elle dut abandonner, complètement épuisée, et être remplacée par une infirmière. Finalement, Père, en voyage d’affaires à Paris, fut rappelé par télégramme car il fallait prendre une décision, et le médecin refusait de la prendre seul: ou bien risquer de me voir mourir de faim, ou commencer à m’alimenter et risquer la péritonite. De toute évidence, ils décidèrent de me nourrir, car je suis encore là! Il paraît que pendant des mois je me promenais toujours avec quelques sous dans ma poche que j’offrais à qui voulait bien, en disant: «Un peu d’pain... un peu d’pain...» tellement j’avais eu faim. A peine remise de la typhoïde, j’ai eu la coqueluche et j’ai gardé le souvenir des terribles quintes de toux qui me secouaient et se terminaient par des vomissements. J’imagine donc que vers l’âge de cinq ans, je devais être un spécimen assez minable et peut-être mes parents furent-ils conseillés de me laisser dans une petite classe où il y aurait moins de risques d’infection par toutes les maladies enfantines qui courent toujours dans les écoles.

Bref, je suis restée au couvent, sous l’égide de la chère sœur Marthe. Je ne me souviens pas avoir jamais appris à lire ou à compter ou mes tables de multiplication, mais je vois toujours notre petite classe, avec ses trois bureaux dépareillés, la carte de France pendue au mur par un grand clou et une bibliothèque que jamais personne n’ouvrait. Naturellement, nous utilisions une ardoise pour faire nos additions, et la grande décision était de choisir un crayon d’ardoise dont la moitié était enveloppée d’un papier couvert de petits dessins soit bleus, verts ou rouge pâle. J’entends encore Mère me demander avec impatience, alors que nous étions dans le magasin de tante Bertha qui tenait une papeterie sur la place de l’Eglise: «Alors Odette? un bleu, un vert ou un rouge?» Comment choisir? Inutile de demander un de chaque... quel gaspillage! Encore plus important était le choix d’un plumier. Il y avait le plumier ordinaire en bois, avec un couvercle qui était simplement une lame de bois passant dans une glissière, mais il y avait aussi les beaux plumiers en papier mâché noir laqué, avec des dessins vaguement japonais dorés sur le couvercle; c’était un vrai couvercle avec une charnière. Quand on l’ouvrait, le plumier se révélait dans toute sa splendeur d’un beau noir luisant, divisé en cinq compartiments: deux longs pour les crayons et les plumes, et trois courts, un pour la gomme, un pour l’éponge toujours humide avec laquelle on nettoyait son ardoise, et un pour le petit chiffon avec lequel on essuyait sa plume. Chaque bureau avait son trou où se mettait un encrier de porcelaine blanche que chère sœur Marthe remplissait d’encre violette avec beaucoup de soin; et il fallait essuyer la plume avant de la ranger dans le précieux plumier.

Evidemment, une enseignante pour trois petites filles c’est idéal pour inculquer les bases d’une éducation. Chère sœur Marthe nous faisait faire des rédactions et des dictées, corrigeait notre orthographe, expliquait les problèmes d’arithmétique et nous faisait réciter nos leçons: il fallait apprendre par cœur des fables de La Fontaine, un paragraphe ou deux d’histoire ou de géographie et un peu d’Evangile. Je n’ai jamais oublié la première phrase de notre livre d’histoire: «Au commencement, la France s’appelait la Gaule et ses habitants s’appelaient les Gaulois...» C’était un milieu protégé, même étouffé et surtout très isolé. Ma seule amie était Odette et, comme mes parents étaient relativement âgés, leurs amis n’avaient pas d’enfants de mon âge, j’ai donc grandi plutôt seule. C’est probablement pourquoi, pendant toute ma vie, j’ai toujours trouvé très difficile d’être intime avec quelqu’un; je ne me confie pas et je n’invite pas aux confidences; je suis très embarrassée quand quelqu’un me révèle des choses que j’estime trop personnelles; je n’aime pas qu’on me questionne, et comme on dit en Angleterre: «I do not suffer fools gladly...» Mais tout compte fait, j’aimais bien aller à l’école. En rentrant, après quatre heures je jouais avec ma voisine, Nelly Odou, ou plus tard avec mon copain Maurice, ou bien j’allais chez Odette qui habitait tout près du couvent. Quelle maisonnée!

MmeBlanche Hurst avait trois sœurs et avec son mari ils habitaient dans une grande maison où M. Hurst avait un magasin de confection; l’autre moitié du magasin était un commerce de beurre et d’œufs qui était le royaume de Gabrielle, tante d’Odette, maîtresse-femme s’il en fut. Chose inouïe, elle avait appris à conduire à une époque où seules les femmes dévergondées se lançaient dans une telle activité. Dans sa vieille Citroën, elle allait visiter les fermes pour ramasser son beurre et ses œufs, et, entre-temps, elle faisait des ajustements aux vêtements que M. Hurst vendait; c’était une excellente couturière et elle dirigeait toute la maison avec une efficacité incroyable.

M. Hurst avait participé à la Bataille de Verdun et ses nerfs ne s’en étaient jamais remis. Il semblait très satisfait de vivre entouré de six femmes: Blanche, sa femme, Gabrielle, Germaine et Julia, sœurs de Blanche, plus Odette et Monique, sœur d’Odette, qui était beaucoup plus jeune et que je n’ai jamais très bien connue. Julia était employée de bureau chez Defretin et Germaine était ouvrière chez Lemaître. Tous vivaient dans la grande cuisine au centre de laquelle trônait un gros poêle flamand dont le pot tout rouge chauffait toute la maison. Blanche servait au magasin, Gabrielle faisait des gâteaux ou des robes, et M. Hurst souriait vaguement de son fauteuil à côté du poêle. Je n’étais pas souvent à la maison pour le goûter, un repas que Père trouvait inutile. J’allais chez Odette ou chez Nelly ou chez tante Bertha – mon choix préféré – dont le magasin sur la place de l’Eglise était à deux pas de l’école.

Cette éducation idyllique se termina à 11 ans, l’âge de la grande communion. Elevées par des religieuses, la religion jouait un rôle important dans notre éducation; il nous fallait apprendre par cœur les dix commandements, le Credo, les prières, et surtout le catéchisme. Je peux toujours répéter à toute vitesse les sept péchés capitaux, les trois vertus cardinales, etc.

A l’âge de 8 ans, les enfants faisaient leur Première Communion, une petite fête avec une cérémonie à l’église où les enfants communiaient pour la première fois. Père refusa catégoriquement de me laisser faire ma «petite communion». «A son âge, qu’est-ce qu’elle peut y comprendre?» Père avait la réputation d’être un libre-penseur (presque pire que d’être un anarchiste!) et avait toujours rejeté l’emprise de l’Eglise catholique sur la société du Nord, où la calotte avait une grande influence. Il n’allait à l’église que pour les offices nuptiaux ou funéraires, et encore... C’était souvent Mère qui représentait la famille. Mère m’emmenait à la messe d’onze heures tous les dimanches parce que c’était ce que faisaient les gens «bien». On était baptisé, on se mariait à l’église, on était enterré à église, un point c’est tout. Mais la religion ne jouait aucun rôle dans notre vie quotidienne; je n’ai jamais dit mes prières avant de me coucher; je n’ai jamais vu ma mère aller se confesser ou à la communion, ni ma sœur, ni mon frère, et encore moins Père. Maurice ne mettait jamais les pieds à l’église et Père non plus. Denise allait à la messe avec nous, mais renonça à cette pratique après son mariage.

J’ai souvent pensé qu’être élevée dans une famille totalement libre de toute influence religieuse et, en même temps, être éduquée par des religieuses est un excellent mélange. Les bonnes sœurs m’enseignèrent la religion, mais pour moi, c’est resté quelque chose d’assez académique; néanmoins, certains aspects des dévotions que l’on m’imposait avaient leur mérite, en particulier la confession qui vous oblige à plonger en soi-même et à reconnaître ses fautes. Il n’y a rien de pire à mes yeux que quelqu’un qui non seulement ne se croit jamais coupable, mais n’admet même pas qu’il puisse avoir des défauts et traverse la vie sans culpa- bilité. Les périodes de méditation vous apprennent aussi à penser, car, aussi bizarre que cela puisse paraître, réfléchir est une chose qui s’apprend et qui n’est pas tellement facile.

Bref, le moment de la grande communion arriva et même Père n’osa pas s’opposer à ce rite de passage qui était un événement important dans la vie d’une famille et, je dois le dire honnêtement, plus du point de vue social que du point de vue religieux.

Le dimanche de la communion, il y avait une messe solennelle où les communiants remontaient la nef de l’église, filles à gauche, garçons à droite, chacun portant un grand cierge. Bien que tous gantés de blanc, pour porter le cierge, il y avait au quart de la hauteur de celui-ci une large bande de moire blanche frangée d’or. Le choix du cierge et de la toilette des communiants était toute une affaire. Les filles étaient en robe longue, en mousseline empesée avec des plis religieuse, des nervures, des incrustations de dentelle, selon les moyens de chaque famille, avec sur la tête un voile de tulle et une couronne de roses blanches (artificielles évidemment!). Les garçons portaient un costume noir, parfois avec un pantalon gris perle ou rayé, et un brassard de satin blanc noué au-dessus du coude au bras gauche. Je dois dire que c’était joli, cette procession. Naturellement, les parents étaient sur leur trente et un, endimanchés, chapeautés, gantés, se poussant pour attirer l’attention sur leur progéniture et critiquer celle des autres.

J’ai fait ma communion en 1932. Les années qui suivirent furent très prospères dans le Nord, et c’était à qui aurait le plus beau ou la plus belle communiante. Les robes des filles commencèrent à ressembler de plus en plus à des robes de mariée, avec des broderies de perles, des voiles brodés, des tiares, tout le tremblement! Les brassards des garçons furent bordés de galons et de franges de plus en plus longues; les cierges eux-mêmes devinrent de plus en plus gros (leur hauteur était limitée), si bien que les enfants pouvaient à peine les porter! Toute la cérémonie n’était qu’une occasion pour déployer un goût ostentatoire plus que douteux.

Pour finir, le doyen imposa un uniforme qui était comme un habit de moine blanc, avec un capuchon pour les garçons et un simple voile pour les filles. Quant aux cierges, il fallait les acheter à l’église et ils étaient tous pareils, sans aucun ornement. Après la cérémonie, toute la famille se réunissait avec des invités pour un grand banquet qui se terminait traditionnellement par une pièce montée avec une minuscule effigie du communiant ou de la communiante tout en haut. Le héros de l’histoire occupait la place d’honneur au bout de la table, et inutile de dire qu’il s’y ennuyait profondément...

Le lendemain, on faisait les visites de communion et la ville était sillonnée de mères avec leur rejeton qui portait son nouveau missel dans la main gauche dans un mouchoir brodé et bordé de dentelle. Les garçons portaient leur costume de communion et quelques filles aussi, mais en général les filles avaient une tenue de «lendemain». La mienne consistait en une robe en peau de soie de couleur pêche qui avait été faite spécialement au mois de novembre précédent pour le mariage de ma sœur, avec un petit volant en bas et une cape sur les épaules bordée d’un volant et retenue par des nœuds de velours noir. Là-dessus, Mère m’avait fait faire une redingote en fin drap bleu lavande, avec un col de velours. C’était un tailleur de nos amis qui l’avait faite, et cette redingote était vraiment très, très jolie. Je l’ai portée trois fois... Les communions ont lieu en mai. Je ne l’ai pas portée durant l’été, évidemment. A la rentrée d’octobre, je suis allée en pension et, au printemps suivant, le manteau était devenu beaucoup trop petit. Je ne sais pas ce que ma redingote est devenue, mais je ne l’ai jamais revue.

A chaque visite, on recevait un petit cadeau et, en échange, on donnait une image pieuse avec au verso la mention imprimée en lettres d’or, «Souvenir de la Communion solennelle» avec la date. Quelques semaines après la communion, il y avait la confirmation (Maurice se souvient sûrement de la sienne à Abingdon). L’évêque de Lille, MgrLietard, est venu. Toute la cérémonie de la procession dans l’église a été répétée avec robe blanche, voile, mais pas de banquet ni de visites le lendemain.

Enfin, les catholiques ont leur communion, les juifs leur bar-mitsva... rites qui marquent publiquement la fin de l’enfance. Je suppose qu’ils existent encore, mais ont-ils la même importance? J’en doute...

A la rentrée d’octobre, j’ai été mise en pension, encore une fois au couvent des sœurs de la sagesse à Tournai, une belle propriété avec un grand parc. La discipline était stricte mais subtile. Je n’ai jamais entendu une religieuse élever la voix, et c’est certainement à Vertefeuille que j’ai appris la discipline du silence et son efficacité: savoir garder le silence dans certaines situations est une arme efficace que j’ai souvent utilisée! Après tout, le silence est le seul argument auquel il n’y a pas de réponse...

Comme dans tous les couvents, la vie à Vertefeuille était réglée comme le proverbial papier à musique. A 6 h 10 du matin, la chère sœur entrait dans le dortoir et disait: «Dominus vobiscum»auquel quelques voix ensommeillées répondaient «Et cum spiritu tuo», et il fallait ensuite se lever, s’habiller, se laver les dents, la figure et les mains et se préparer pour la messe de 6 h 30. Chaque lit était entouré de rideaux à fleurs bleues et roses, si bien que chaque pensionnaire avait sa petite cellule avec un lit, une chaise et une petite armoire où on conservait un peu de linge. Au bout du dortoir, il y avait une grande pièce avec des placards, et c’est là qu’était rangé le gros du linge.

Après la messe, on retournait au dortoir pour faire les lits, puis c’était le réfectoire pour le petit déjeuner, suivi d’une courte récréation dans la grande salle qui faisait face au réfectoire. Puis les maîtresses de classe arrivaient, on tirait la sonnette et chaque classe se rangeait bien en ordre, petites devant, grandes derrière, et nous regagnions nos classes pour les leçons. A partir du moment où retentissait la sonnette, c’était le silence complet. Au milieu de la matinée, il y avait une recréation durant laquelle on faisait le «petit» tour du parc qui prenait environ vingt minutes. Si le temps était pluvieux, on mettait ses caoutchoucs, des espèces de couvre-souliers qu’on enfilait par-dessus les chaussures. Les caoutchoucs étaient rangés dans des casiers en dessous de l’escalier qui menait aux classes du premier étage, et c’était la grande bousculade quand il fallait se préparer.

Après la récréation, on retournait en classe jusqu’à l’heure du déjeuner. On descendait en rangs et en silence, avec les barres de maintien. Ces barres avaient environ septante-cinq centimètres de long, plates d’un côté et demi-rondes de l’autre, et il fallait les passer derrière le dos et les tenir dans le pli du coude, ce qui vous obligeait à vous tenir droite comme un I. A la porte du réfectoire, il y avait des paniers où on laissait sa barre pour la reprendre à la sortie.

Après le déjeuner, si le temps le permettait, on faisait le «grand» tour du parc. Le Pensionnat de Vertefeuille était une très belle propriété avec un parc de plusieurs hectares au milieu duquel serpentait une petite rivière. Des sentiers bien entretenus permettaient de faire de belles promenades, soit le petit tour, qui coupait au court à la moitié du parc, passait sur un petit pont, devant la grotte de la vierge de Lourdes où on s’arrêtait pour réciter un Ave, et faisait une boucle pour revenir à la propriété. Le grand tour prenait tout le parc et passait devant la ferme qui appartenait au pensionnat et fournissait beurre, œufs, légumes, etc. Le grand tour du parc prenait presque une heure. On partait en groupes avec une chère sœur avec qui on bavardait très librement; on faisait des sorties dans les taillis qui bordaient le sentier. L’hiver on ramassait les marrons pour la fête de Sainte Catherine. L’été, on cueillait des boutons-d’or ou des pâquerettes dont on ne savait évidemment que faire rentrées en classe! Les leçons reprenaient vers 13 h 30 - 14 h, jusqu’à 16 h où on redescendait au réfectoire pour le goûter; courte récréation dans la grande salle, puis étude jusqu’à 18 heures où on allait à la chapelle pour le salut et la récitation du chapelet; puis c’était le souper, avec une récréation un peu plus longue. Les «petites» allaient se coucher vers 20 heures; les «grandes» allaient d’abord au sous-sol où se trouvaient les boîtes à cirage, et il fallait cirer ses souliers et surtout ne pas oublier la partie entre le talon et la semelle, car la chère sœur de garde vérifiait le résultat. Encore une courte étude et nous nous couchions à 21 heures.

Après la récréation du soir, il était interdit de parler jusqu’au petit déjeuner du lendemain, ou plus exactement jusqu’à la récréation qui suivait, car il était interdit de parler au réfectoire, excepté le jeudi et le dimanche. En fait, pour nous apprendre à manger dans le silence le plus complet, une sœur nous lisait une histoire pendant le déjeuner. Quand nous étions toutes servies, la chère sœur entrait, montait sur un petit dais, s’asseyait et commençait à lire des vies de saints, Jules Verne, Robinson Crusoe. Dans un réfectoire où il y avait plus de cent élèves, elle n’élevait pas la voix; si le bruit montait, elle s’arrêtait de lire, promenait un regard peiné sur l’assemblée: c’était suffisant, le silence revenait instantanément.

Je me fis très vite à cette vie réglementée qui donne aux enfants un sens de sécurité et de continuité. Il n’y avait jamais d’imprévus, on savait toujours où on en était. Les sœurs étaient toujours calmes, souriantes, n’élevaient jamais la voix, ne grondaient jamais. Si on faisait des sottises, si on se disputait avec une copine, la maîtresse de classe vous prenait à part pour éclaircir la situation, expliquait comment vous auriez dû agir, vous conseillait au besoin d’aller vous excuser, et tout rentrait dans l’ordre, sans bruit et sans histoires. C’était une discipline insidieuse mais très efficace, car vous étiez obligée de faire face à vos actes et d’en accepter les conséquences, quelque désagréables qu’elles puissent être.

Deux fois par an, pendant l’Avent et le Carême, on faisait une retraite. Toutes les leçons étaient suspendues, un prêtre venait nous exhorter et nous donner des textes religieux à méditer; on allait à la chapelle plusieurs fois par jour et on récitait un rosaire complet (trois chapelets...) tous les jours. Chaque élève avait une entrevue avec sa maîtresse de classe, durant laquelle la situation était revue, les défaillances analysées, le travail examiné et les résolutions à prendre soigneusement étudiées. On recevait un petit carnet où chaque page représentait une semaine et où on devait noter ses résolutions, si on les avait maintenues, si on y avait manqué et aussi les petits sacrifices qu’on était encouragée à faire de jour en jour: se priver d’un bonbon, ne pas répliquer quand une copine n’était pas gentille, accepter le blâme, même si on n’était pas coupable, etc.

Naturellement, l’instruction religieuse était considérée comme très importante et était entre les mains d’un prêtre qui venait nous enseigner le catéchisme et les saintes écritures. Mais, en dehors de ça, les études étaient celles qui préparaient soit au baccalauréat, soit au brevet supérieur. Celles qui, comme moi, préparaient le bac recevaient des leçons de latin, données par la chère sœur Marie-Claire; chère sœur Aimée donnait des leçons d’anglais – que je détestais! – et sœur Marthe était chargée des sciences. Il y avait aussi des leçons de dessin et de couture et c’est vraiment à Vertefeuille que j’ai appris à coudre et à broder. Chaque année il fallait faire une «pièce»: un rectangle de toile blanche sur lequel on apprenait à faire les différents points de couture, et je ne parle pas ici de points de broderie, mais comment faire un ourlet, les différentes sortes de coutures, tirer des fils pour faire des jours, faire des ourlets ajourés, faire des boutonnières bordées, brodées, liches, plusieurs manières de coudre un bouton; on vous enseignait vraiment les bases. Chaque classe utilisait un coton de couleur différente pour faire sa pièce; si on travaillait bien sa pièce, on avait le droit de faire un ouvrage de broderie, napperon, coussin, et, à la fin de l’année, il y avait une exposition où tous ces chefs-d’œuvre étaient artistiquement déployés, ainsi que nos meilleurs dessins. Tout le pensionnat allait admirer ces beautés et, le plus important, c’était de voir où était «sa» pièce ou «son» coussin, en position proéminente ou à demi-caché.

De nombreuses élèves apprenaient le piano, qui était de rigueur dans les familles «bien». Le professeur de piano était une Canadienne et, près du réfectoire, il y avait un petit escalier qui menait aux salles de musique: cellules avec un piano où il fallait aller tous les jours, en général pendant la récréation, pour faire des gammes et des exercices pendant la demi-heure réglementaire. On apprenait aussi un morceau, et à la fin de chaque trimestre il y avait un concert de piano où on jouait son morceau devant tout le pensionnat. On commençait par les débutantes qui jouaient Au Clair de la Luneet on finissait par celles qui jouaient assez bien. C’était souvent Nelly Wibaud, ma plus grande concurrente, ou moi qui terminions le concert. Mon triomphe fut le jour où je terminai le concert avec une rhapsodie hongroise de Liszt qui m’avait fait suer sang et eau! A la vérité je ne suis pas très musicienne, mais on m’avait appris la technique, et je m’en tirais... plus ou moins!

L’année scolaire était ponctuée de petites fêtes dont la première était l’Armistice, le 11 novembre. Tout le pensionnat s’assemblait dans la grande salle vers la fin de l’après-midi; on nous montrait des courts-métrages de la Grande Guerre, la vie de Guynemer, un as de l’aviation française, etc. Le projecteur n’était pas de première jeunesse, le son était abominable et l’image toute égratignée, mais c’était du cinéma! On déclamait des poèmes patriotiques, on chantait des chansons de la guerre et puis on faisait une minute de silence pour les disparus. Il ne faut jamais oublier que le Nord avait été très touché par la guerre de 14-18, plus que le reste de la France, et quinze ans après les souvenirs étaient encore très frais dans bien des mémoires.

Puis venait Sainte Catherine, le 25 novembre, patronne des vieilles filles. C’était une fête qui était célébrée partout, mais surtout dans le monde de la couture. «Coiffer Sainte-Catherine» était une expression qui s’appliquait aux jeunes femmes de 25 ans qui n’étaient pas mariées et qui étaient considérées comme entrant dans le monde des vieilles filles. A Paris, toutes les midinettes célébraient cette fête en arborant des chapeaux fantastiques faits de matières insolites: journaux, plumes, sacs d’emballage, etc., des élucubrations extraordinaires dont les photos remplissaient les journaux le lendemain.

A Vertefeuille, on fabriquait des chapeaux en papier crépon le matin, et l’après-midi on se réunissait dans la grande salle pour des jeux dont le plus célèbre était la course aux marrons. Il fallait aller d’un bout de la grande salle à l’autre ramasser une pomme et revenir au point de départ, tout cela avec une boîte à biscuits remplie de marrons sur la tête! Chaque classe avait son équipe de deux élèves, et la compétition était âpre; on criait pour encourager son équipe, les marrons roulaient partout, et je n’ai jamais oublié le jour où Suzette Struyve gagna la course. C’était une petite boulotte très espiègle, avec une tête en pain de sucre, et la voir avec cette boîte de marrons perchée sur la tête était à mourir de rire.

Les fêtes religieuses étaient célébrées avec une messe solennelle, un dîner spécial, des lectures adéquates et je ne parle pas ici des grandes fêtes comme Noël et Pâques qui étaient suivies des vacances, mais des fêtes comme l’Annonciation, le Saint Sacrement, Corpus Christi, qui ne sont pas ce que l’Eglise appelle des fêtes d’obligation. Avant de se séparer pour Noël, il y avait une soirée théâtrale (!) où les grandes jouaient une petite pièce pour tout le pensionnat. Une année, je fus l’héroïne – ou plutôt le héros – d’une pièce qui s’appelait Boileau au Royaume des Ombres, où je portais un costume vaguement du XVIIesiècle en satin gris avec des rubans de velours cerise: une splendeur.

La fin de l’année scolaire était marquée par la distribution des prix, où les parents étaient invités. N’ayant jamais aucune difficulté avec mes études, je récoltais presque toujours les premiers prix, sauf en anglais ou en science où j’étais absolument nulle et où j’étais deuxième. Je dois dire que mes succès scolaires ne me valaient guère de félicitations. Je me souviens qu’un jour Mère montra mon bulletin scolaire (excellent) à Père en disant : «Regarde comme elle a de bonnes notes, elle est première partout.» Père me coula un regard rieur et répondit: «Bien sûr elle est première. Qu’est ce que tu veux qu’elle soit?» – «Enfin, Alphonse», dit Mère offusquée. Mais je savais qu’il était très content et très fier de moi. Je m’entendais très bien avec Père qui ne s’occupait pas du tout de moi quand j’étais enfant, mais nous nous comprenions.

Tous les quinze jours, les élèves qui n’habitaient pas trop loin pouvaient aller passer le week-end chez elles. Nous partions le samedi après-midi dans un bus brinquebalant qui nous amenait à Roubaix, au couvent dont les sœurs étaient parties pour s’installer à Tournai, où les parents venaient ramasser leur fille. On rentrait le lundi matin et il fallait être à Roubaix avant huit heures. Ces week-ends étaient l’occasion de se retrouver en famille, de faire quelques bons repas et de remplir sa «boîte». Les repas à Vertefeuille étaient sains mais peu raffinés; ma bête noire était la purée de pois que je ne pouvais pas avaler. Finalement, Mère en parla à ma maîtresse de classe et j’eus droit à une toute petite portion, mais je devais la manger! Nos «boîtes» étaient une boîte à biscuits pour chaque élève où nous avions le droit de garder du chocolat, des bonbons ou des biscuits. Elles étaient gardées au réfectoire dans un grand placard et étaient sorties au goûter; on prenait ce qu’on voulait... jusqu’à un certain point, car la chère sœur Henriette qui présidait aux opérations vérifiait, et si elle estimait que vous étiez trop gourmande elle vous obligeait à remettre le surplus à l’intérieur. Une barre de chocolat et trois caramels était considéré comme une ration raisonnable que nous pouvions grignoter pendant la récréation. Mais malheur à celle qui essayait de conserver une petite douceur pour l’étude ou le dortoir: il était strictement interdit de manger en classe, quant à manger au dortoir! Péché capital...

Rétrospectivement, il est évident que les sœurs essayaient de nous inculquer un standard de conduite basé sur les vertus chrétiennes d’abnégation, modestie, pudeur, réserve, et surtout sens du devoir. Les émotions n’étaient pas de mise; quels que soient vos sentiments, il fallait maintenir un certain décorum, souffrir en silence, ne pas se plaindre et ne jamais se laisser aller à des démonstrations excessives. Nous allions nous confesser tous les quinze jours et, en alternance, la chère sœur Marie-Albert nous donnait des leçons de politesse que je n’ai jamais oubliées.

Les «grandes» se réunissaient dans la grande salle et la chère sœur entrait lorsque nous étions installées sur des bancs disposés en demi-cercle. En réalité, c’étaient des banquettes à dossier avec un appui pour les pieds, et une de ces banquettes grinçait horriblement dès qu’on bougeait; au moindre grincement, la chère sœur arrêtait de parler et promenait un regard douloureux sur l’assemblée: silence complet immédiatement, et j’ai plus d’une fois passé plusieurs minutes le pied en l’air plutôt que de risquer un nouveau «squeak»! La chère sœur avait préparé une liste de nos peccadilles et nous n’étions pas grondées, oh! non... Mais comme c’était triste de voir des demoiselles «de bonne famille» courir dans les couloirs, crier dans les récréations, se bousculer, se disputer, arriver en retard pour la leçon de piano... Voyons! ce sont des choses qui ne se font pas... Une femme comme il faut a un maintien correct: «On rit à la cuisine, on sourit au salon...» était une de ses maximes préférées. Ou encore: «Un animal sue, un homme transpire, une femme a simplement chaud.» Je dois dire que c’était une méthode très efficace de nous remettre dans le droit chemin et de nous faire réfléchir avant d’agir. Les amitiés trop intimes entre élèves étaient découragées; il était interdit de se rendre visite au dortoir; et pendant les récréations ou les tours de parc, il fallait toujours être à trois, jamais à deux, et pas trop souvent les trois mêmes.

Nous avions tous les quinze jours une leçon de maintien. Une dame d’une cinquantaine d’années prenait chaque classe dans la grande salle et nous montrait comment ouvrir une porte silencieusement, comment entrer dans une pièce, comment se présenter à la maîtresse de maison, comment s’asseoir gracieusement, la façon correcte de présenter les gens l’un à l’autre, comment s’excuser pour quitter une réunion: tous les petits détails de conduite et de bonnes manières qui renforçaient la discipline du couvent. Elle nous apprenait aussi la valse, le fox-trot, la polka, mais pas le tango qui était considéré impudique.

Sur le chapitre de la modestie, deux fois par semaine nous allions aux bains de pieds; une pièce au même étage que les salles de musique où il y avait des espèces de bidets où on se lavait les pieds. Sur demande, on pouvait aussi prendre un bain, mais la pudeur commandait que l’on garde sa chemise dans la baignoire. Il faut avoir essayé de se laver en dessous d’une chemise toute mouillée pour en apprécier les difficultés...

Incontestablement, c’était une formation toute en douceur, mais vous parlez d’une main de fer dans un gant de velours! Je suis sûre que toutes les jeunes filles qui sont passées par Vertefeuille en ont été marquées d’une manière indélébile. Les réunions d’anciennes sont très suivies, bien que Vertefeuille ait cessé d’être un pensionnat depuis des années. J’en garde moi-même un souvenir attendri et, en 1988, je suis retournée à Vertefeuille pour les 80 ans de la chère sœur Marie-Gérard avec laquelle j’étais restée en contact et qui est venue passer huit jours ici chez nous à Sandhurst en juillet 1988.

Tout cela fut brusquement interrompu pour moi en novembre 1935 ou 36, je ne me souviens plus exactement. Alors que j’étais en week-end à la maison, je fus informée que, le lundi, au lieu de rentrer à Vertefeuille je devais aller au Lycée Fénelon à Lille pour passer l’examen d’entrée pour janvier. Je ne me souviens pas avoir reçu aucune explication. Ni avoir protesté: qu’est-ce que j’étais nouille! Donc le lundi, Père m’amena à Lille et je passai la journée dans un parloir avec des examens écrits à faire: français, latin, anglais (version et thème) et connaissances générales. A midi, la surveillante de garde m’emmena au réfectoire et m’installa à une table de douze où je fus assaillie de questions: qui j’étais, d’où je venais, qu’est-ce que je faisais là? Une fille, qui par la suite devint ma plus grande amie, déclara triomphalement: «Toi, tu sors d’un couvent...» Le Lycée Fénelon avait mille deux cents élèves dont environ cinq cents étaient des demi-pensionnaires et déjeunaient au lycée. Le bruit dans ce réfectoire était absolument ahurissant. Les plats étaient apportés par des serveuses et on se servait soi-même, sauf la viande qui était distribuée par la «tête de table»; on buvait de l’eau rougie, et on criait à tue-tête. Quelle expérience pour moi qui étais habituée à l’ambiance ouatée d’un couvent!

Le mardi, Père me ramena à Vertefeuille pour terminer le trimestre et attendre le résultat de l’examen. Lorsque j’annonçai à la chère sœur Marie-Gérard, ma maîtresse de classe, que j’allais probablement quitter le couvent, elle eut l’air très surpris et je n’ai jamais su quelles explications mes parents donnèrent à la mère supérieure. Toujours est-il que, après Noël, j’entrai au lycée pour y passer mon baccalauréat.

Le couvent donnait une éducation académique adéquate, mais visait essentiellement à produire des mères de famille chrétiennes. Père, qui voyait loin et était en avance sur son temps, avait prévu la guerre dès que Hitler arriva au pouvoir en 1933. Il en conclut que l’hécatombe qui en résulterait laisserait bien des femmes obligées de gagner leur vie. Son intention était de faire de moi une pharmacienne, métier lucratif, respecté qui permettait à une femme de vivre derrière le magasin et de s’occuper de ses enfants. Je crois qu’il se rendit compte que la réussite aux examens n’était pas le but du couvent, et je suis sûre que c’est la raison pour laquelle il me mit au Lycée Fénelon qui avait une excellente réputation quant aux succès académiques de ses élèves.

Bref, me voila au lycée, en 2eA’ – A’ était latin-anglais, A était latin-grec, et B était maths-sciences. Mon arrivée coïncida avec la prise en charge de la classe par une nouvelle maîtresse qui enseignait les classiques (la maîtresse précédente attendait un bébé). A la première leçon, après avoir pris le registre, elle annonça: «Voyons si je peux mettre les noms sur les figures...» et nous passa en revue; quand ce fut mon tour, elle dit: «Ah! vous, c’est quelque chose comme Fier Sicambre (Cinqualbre). Je fus instantanément baptisée Clovis par toute la classe, et pendant tout mon temps au lycée je n’ai jamais été appelée par un autre nom, sauf par les profs.

Le Lycée Fénelon était un grand quadrangle bâti autour d’une cour centrale; les classes, sur deux étages, s’ouvraient sur des couloirs vitrés qui entouraient la cour. Les élèves y entraient à 11-12 ans en 6eet restaient jusqu’au baccalauréat, en 1re, suivie de la philo.

Inutile de dire que la différence entre un couvent et un lycée d’Etat était énorme. Le Lycée Fénelon préparait les élèves aux examens. Former leur caractère n’était pas de son ressort. Bien entendu, il y avait une certaine discipline, essentielle avec tant d’élèves, mais c’était une discipline qui n’était pas basée sur la religion ou la morale, c’était plutôt une discipline de caserne; tout était organisé vers les études, et le rythme des leçons était formidable: on commençait le matin à huit heures, deux heures de leçons jusqu’à dix heures moins cinq; il y avait ensuite une courte récréation d’un quart-d’heure environ, puis on reprenait les cours jusqu’à midi et demi. Arrêt pour le déjeuner puis encore deux heures de cours, puis, pour nous les pensionnaires, le goûter de quatre heures. Pour les non-pensionnaires, la journée était terminée; mais beaucoup restaient pour l’étude de quatre heures et demie à six heures (six heures et demie pour les pensionnaires). Puis c’était le dîner, courte récréation, encore une heure d’étude et couchées à neuf heures. On se levait à six heures et demie pour aller aux douches, revenir au dortoir pour s’habiller, faire son lit, petit déjeuner vers sept heures et demie, puis on allait dans son casier pour prendre les livres dont on aurait besoin et en classe à huit heures.

Le lycée avait un excellent système concernant les livres de classe. Au début de l’année scolaire, on nous louait les livres nécessaires pour tous les sujets d’étude et on les rendait à la fin de l’année; il fallait payer si on en avait perdu un ou si un livre était abîmé, mais la location était modeste. Le seul livre à la charge de chaque élève était le gros dictionnaire dont on avait besoin pour le latin. Le programme comprenait: français, anglais, littérature française et anglaise, latin, histoire, géographie, physique, chimie.

Tous nos professeurs étaient agrégés ou au moins licenciés préparant leur agrégation, et connaissaient leur sujet à fond. Je n’ai jamais oublié notre prof de français nous lisant une scène d’Andromaquequ’elle avait écrite elle-même en alexandrins et en argot... C’était à mourir de rire... Je crois que c’est depuis ce jour-là que j’ai toujours aimé les classiques.

Je crois que c’est à cause de l’intensité des études que les leçons étaient organisées d’une manière qui me parut d’abord tout à fait inconcevable. A la fin de chaque période, la sonnerie retentissait dans les couloirs et il fallait changer de classe. Au début de l’année, on nous donnait notre emploi du temps qui indiquait les leçons et les classes où elles se tenaient: français 3eA; maths, 4eB; physique, labo; histoire, salle des Cartes; et ainsi de suite, si bien que toutes les heures mille deux cents élèves s’éparpillaient dans les couloirs et les escaliers et galopaient en tout sens pour trouver leur nouvel emplacement; on avait deux minutes et il fallait être prêt; c’était le chaos le plus complet pendant ces minutes, le bruit était assourdissant, mais cela permettait de se défouler un peu et, dans l’ensemble, ça marchait.

Je dois dire que je me fis très bien à ce nouveau régime qui était libéralisant, mais côté études le choc fut rude. Au couvent, j’avais toujours été première sans faire beaucoup d’efforts; au lycée, il me fallut travailler dur pour me maintenir dans une bonne moyenne. J’étais aussi intelligente que les meilleures, mais je n’avais pas reçu leur formation. Entrées au lycée en 6e, elles avaient trois ans d’avance sur moi pour suivre un régime d’études beaucoup plus exigeant que celui que j’avais reçu. Les chères sœurs faisaient de leur mieux pour nous instruire, mais leur but était totalement différent. Il y avait au lycée une intensité d’étude que je n’avais jamais rencontrée; j’en suis sortie honorablement, mais cela n’a pas été facile...

Ce que je détestais particulièrement, c’était l’éducation physique! Inutile de dire que, côté gymnastique, les bonnes sœurs n’étaient vraiment pas à la hauteur... Je sais que nous avions des culottes spéciales, en serge bleu marine, avec des élastiques en dessous des genoux; on les enfilait une fois par semaine et on allait à la grande salle pour faire une sorte de gymnastique suédoise dont je n’ai pas le moindre souvenir. Par contre, au lycée, deux fois par semaine on allait à la gym en short et T-shirt, et il fallait travailler aux barres parallèles, grimper à la corde lisse, sauter au cheval d’arçons, tous des exercices que j’avais en horreur et où j’étais complètement nulle. En plus, le jeudi après midi, il fallait jouer au basketball, dehors, dans l’herbe mouillée... une véritable torture, du moins pour moi. Depuis, j’ai toujours été hostile à tout exercice physique. Père, vers cette époque, m’acheta une bicyclette et notre petite bonne, Julia, m’apprit à y monter. Malheureusement, ou plutôt par bonheur, ma hanche droite, qui par la suite me créa des ennuis, me faisait mal quand je roulais à vélo, et la bicyclette fut abandonnée... Dieu merci!

L’année de mon baccalauréat fut 1938. Les épreuves écrites eurent lieu dans le hall des expositions où, chaque année, se tenait la Foire de Lille (foire industrielle réunissant les stands des industries et commerces de la région).

La tradition voulait que les étudiants arrivent avec un décimètre en bois où il y avait un trou; on y attachait une ficelle au bout de laquelle on pendait une bouteille d’encre pour remplir nos stylos. C’était tout ce qu’on avait le droit d’amener, sauf pour le latin où on apportait son dictionnaire: un tome respectable aussi épais qu’un Larousse mais deux fois plus grand. Il y avait deux éditions qui étaient autorisées et les dictionnaires étaient inspectés minutieusement pour en vérifier l’édition.

Les épreuves écrites s’étalaient sur deux jours: composition française, le matin; latin, version et thème, l’après-midi; le lendemain, maths le matin et anglais l’après-midi. Puis on attendait les résultats pour savoir si on était admise à l’oral. Il fallait obtenir une moyenne de 10 sur 20 pour les quatre sujets ensemble, mais un zéro dans un sujet était éliminatoire. On avait les résultats assez vite, puis on se présentait à l’oral, dans le même hall où il y avait des bureaux avec des examinateurs tout autour de cette immense pièce, et on passait de l’un à l’autre: littérature française, traduction latine, traduction anglaise, littérature anglaise, physique, chimie, histoire, géographie, maths, algèbre et géométrie. L’oral prenait toute la journée, puis on attendait... Les résultats étaient annoncés vers la fin septembre et j’ai passé... de justesse! Me voilà donc bachelière.

En octobre 1938, j’aurais dû retourner à Fénelon pour terminer le Bac avec une année de philosophie, mais les événements de l’époque (Munich en particulier) annonçaient la guerre. Père était convaincu que les Allemands allaient une fois de plus envahir la Belgique et le Nord de la France, mais... quand? Il fut donc décidé de repousser mon année de philo jusqu’à ce que la situation soit un peu plus claire dans un sens ou dans l’autre.

Pour en terminer sur ce sujet, je fis ma philosophie à Saint-Malo, après l’invasion. Nous nous étions réfugiés en Bretagne et Père avait loué un appartement dans les murs (être dans les murs à Saint-Malo voulait dire qu’on vivait à l’intérieur des remparts). En septembre 1940 la situation était stabilisée en ce sens que la France était occupée, et il faut dire qu’au début de l’Occupation les Allemands faisaient de grands efforts pour normaliser la vie courante et courtiser la population. On pouvait donc prévoir que j’aurais le temps de faire ma philo sans risques d’être interrompue. Naturellement, j’avais été deux ans à la maison et je m’étais considérablement dessalée; je portais des hauts talons, étais maquillée, permanentée, délurée, et c’est ainsi que je me présentai un beau jour à l’école des filles de Saint-Servan qui nous avait été recommandée par des amis comme étant une école «bien», C’était en réalité un couvent où les sœurs étaient défroquées, et on les appelait Madame. Reçue par la directrice, je lui expliquai que je voulais faire ma philo mais que je ne voulais pas être soumise à la discipline des élèves qui étaient à mes yeux des écolières; je désirais simplement payer pour mes cours, suivre les leçons qu’il fallait et être présentée au Bac sous l’égide de l’école. Je lui dis bien franchement que mes parents n’avaient rien à voir dans tout ça; très contents de me voir terminer mes études, bien évidemment, mais j’étais à un âge où je prenais ces décisions moi-même. Complètement ahurie, la directrice m’accepta et me demanda simplement de ne pas porter de rouge à lèvres à l’école... Par coïncidence, et je ne sais plus pourquoi, je fis une visite à Paris avec des amis juste le week-end où les cours commençaient, si bien que j’ai raté ma première leçon de philosophie. Notre prof de philo était un jésuite, et plusieurs écoles lui envoyaient leurs élèves si bien que nous étions plus de quarante pour ses leçons qui se tenaient dans un hall dans les murs où les jésuites avaient une école de garçons. Le père X (j’ai oublié son nom) était un petit homme noiraud, maigrichon et toujours de mauvais poil, assez jeune d’ailleurs et excellent professeur, très strict quant à la qualité du travail qu’il exigeait de ses élèves.

Il est facile d’imaginer sa tête quand une donzelle bien tournée se présenta à sa seconde leçon: «Odette Cinqualbre... je m’excuse d’avoir manqué votre première leçon, mais j’étais en week-end à Paris...» Il bougonna quelque chose en tripotant des papiers sur son bureau et l’affaire fut réglée.

Le régime des études était assez chargé; outre la philo qui prenait plusieurs heures par semaine et comprenait psychologie, morale et logique, le programme couvrait biologie animale et végétale, physique, chimie, histoire, géographie, trigonométrie, astronomie, latin (oral seulement) et anglais (oral seulement).Nous avons passé l’année entière à traduire Julius Caesarde Shakespeare auquel je n’ai absolument rien compris. Je détestais l’anglais et la trigonométrie, mais, pour le reste, j’ai beaucoup aimé mes études de philo. Ayant interrompu mes études pendant deux ans, je n’avais néanmoins pas perdu le goût de l’étude, mais j’étais beaucoup plus mûre que mes copines de classe qui abordaient leurs leçons comme des écolièress alors que j’entreprenais mes études comme une adulte, avec beaucoup plus de facilité pour absorber l’essentiel d’un sujet et laisser tomber ce qui était moins important. Toujours est-il que, peu après Pâques, le prof de philo m’appela et me dit qu’il avait l’intention de me présenter au concours de philosophie organisé tous les ans par les Académies de l’Ouest. Ce concours réunissait six cents élèves des lycées et écoles privées de l’Ouest de la France, d’Angers à Brest, et les vingt-cinq meilleurs étaient sélectionnés pour recevoir un diplôme. Ce concours, pour nous, se tenait à Rennes et pour y aller c’était tout un bazar: il fallait sortir des murs, prendre un tramway sur le quai pour aller à la gare de Saint-Servan et de là prendre le train pour Rennes. Je n’ai aucun souvenir de ces arrangements, mais je suppose que j’ai dû passer la nuit à Rennes car il fallait se présenter à sept heures et demie du matin pour commencer à huit heures.

Le concours consistait en une dissertation pour laquelle nous avions six heures, de huit heures du matin jusqu’à deux heures de l’après-midi, et personne n’avait le droit de sortir de la salle. Si mes souvenirs sont bons, il n’y avait qu’un seul sujet qui était une phrase de je ne sais plus qui: «La vie est le plus splendide des jeux, mais à condition qu’on ne la traite pas comme un jeu vulgaire.» Et allez donc! Six heures pour discuter le coup. Bref, je suis arrivée dix- neuvième sur six cents, ce qui n’était pas si mal je suppose! En juin, je passai ma deuxième partie du baccalauréat, encore à Rennes, et cette fois-ci j’ai obtenu une mention assez bien qui représentait une moyenne générale de 14 sur 20.

L’hiver suivant, j’ai suivi des cours par correspondance pour un diplôme de secrétaire médicale et j’ai aussi pris des leçons de comptabilité, histoire de m’occuper. Père m’encourageait beaucoup à me préparer à gagner ma vie. J’avais été élevée comme une petite-bourgeoise qui apprenait à être une excellente maîtresse de maison et une bonne mère de famille, mais soutenue par son mari. Père prévoyait que le monde allait changer à la suite de la guerre et que les femmes auraient à gagner leur pain, et il avait tout à fait raison.

En dehors des études obligatoires, je dois beaucoup à mes lectures. J’ai eu la chance de vivre dans une famille de lecteurs et, dès que j’ai su lire, j’avais toujours un livre à la main. Mère, qui sortait d’une famille d’ouvriers et avait quitté l’école à 14 ans avec son certificat d’études pour entrer à l’usine, était devenue, sous l’influence de Père, une lectrice avide, et ce qui lui plaisait c’étaient les livres de voyages et d’exploration et ce qu’on appelle la petite histoire. Il y avait à l’époque une collection de livres qui présentaient les détails de l’histoire, comme La Journée de l’Impératriceou Marie-Antoinette au Templeou Les Fêtes de Versailles. Mère les avait tous. Ces petits bouquins étaient pleins de détails fascinants sur les toilettes, l’ameublement, les menus, les fournisseurs, etc. En plus, je lisais les romans de Pierre Benoît, d’André Maurois, de Croisset, d’Axel Munthe. Quelques livres émergents me sont restés à l’esprit: L’Homme, cet Inconnudu DrCarrel; les livres de Paul-Emile Victor, qui avait passé un an seul avec une tribu d’Esquimaux, et les deux livres des expéditions Citroën: La Croisière noireetLa Croisière jaune. Au début des années vingt, la maison Citroën avait organisé la traversée du Sahara en camions, une épopée qui, à l’époque, avait eu un grand succès. Quelques années après fut organisée la Croisière jaune: retracer la Route de la Soie de Pékin à Damas en camions. Une expédition partit de Pékin et une autre de Damas pour se rencontrer quelque part dans le Turkestan. Les deux livres résultant de ces aventures me fascinaient, et j’ai dû les lire au moins dix fois.

En plus, Père avait une très belle édition des œuvres complètes de Victor Hugo, et je pense que j’ai tout dévoré. Je lisais et relisais Robinson Crusoé, les pièces d’Edmond Rostand et de Molière, bref, j’avais toujours le nez fourré dans un bouquin. Comme une jeune fille bien élevée, chaque fois que je choisissais un livre dans la bibliothèque je demandais la permission de le lire, car Mère était très stricte: il y avait des films que je ne pouvais pas voir et des livres que je ne pouvais pas lire. Un jour, je devais avoir 15 ou 16 ans, j’arrive avec un bouquin et je demande si je peux le lire. Père, qui lisait son journal, leva le nez et dit: «Quel âge as-tu? A ton âge il y a des femmes qui sont mères, lis tout ce que tu veux...» Lorsque je faisais ma philo à Saint-Servan, toutes les semaines nous avions un carnet de notes qui devait être signé par nos parents. La première fois que je suis arrivée à la maison avec mon carnet, Père m’a regardée et a dit : «Moi? signer ton carnet, à ton âge?... tu plaisantes...» J’ai donc dû expliquer à la directrice qu’à l’avenir je signerais mon carnet moi-même. Je me suis toujours demandé ce qu’elle devait penser de notre famille...

Il ne faudrait pas en conclure que Père ne s’intéressait pas du tout à moi, bien au contraire. Nous nous entendions très bien et une fois mes études terminées, alors que j’étais à même de soutenir une conversation intelligente, nous avions souvent des conversations intéressantes sur toutes sortes de sujets. Mais comme presque tous les hommes de sa génération, Père considérait qu’élever les enfants était l’affaire des femmes et il ne s’en est jamais mêlé. Je ne me souviens pas avoir jamais été touchée par mon père. Ni pour m’embrasser, ni pour me flanquer une calotte. Il ne m’a non plus jamais grondée, ni félicitée sur mes succès scolaires d’ailleurs! Tant que j’étais une enfant, je ne l’intéressais pas. C’était Mère qui dominait la situation et elle était sévère, même dure, et avait certainement la main leste. Il faut aussi dire que j’ai été en pension de 12 à 17 ans et, étant de beaucoup plus jeune que mon frère et ma sœur – Maurice avait dix-neuf ans de plus que moi et Denise douze – j’étais un peu comme un cheveu sur la soupe, toujours entourée d’adultes dans une atmo- sphère où les enfantillages n’avaient aucune place.

Je me souviens que lorsque il y avait un dîner à la maison avec des invités, ou bien je restais dans ma chambre, ou bien je mangeais à la cuisine avec la bonne. Lorsque j’ai atteint mes 15 ans, j’avais le droit de manger avec le reste des invités mais, sitôt le dessert avalé, avant qu’on serve le café, je m’éclipsais sans rien dire pour laisser les adultes libres d’avoir des conversations sérieuses – ou un peu lestes! – où ma présence aurait pu être une gêne. Je ne peux pas dire que j’en souffrais : c’était comme ça, un point c’est tout!

Mais je reste très reconnaissante à Père, car c’est lui qui a insisté pour que je passe mon bachot; c’est lui qui a vu loin et prévu que les femmes devraient être plus indépendantes. Père et Maurice ont eu une énorme influence sur ma mentalité. C’est grâce à eux que je suis devenue logique, pas trop sentimentale et que dans l’ensemble je raisonne plutôt comme un homme que comme une femme. Le revers de la médaille, c’est que j’ai toujours eu beaucoup de mal à me faire des amies: je trouve les femmes de mon âge superficielles, mal informées et illogiques; pour soutenir une conversation avec elles, je dois me forcer à être nulle, car ma manière de voir les choses les choque: je suis trop tranchante... Tout compte fait, j’ai toujours été plutôt seule. Comme disait mon frère: «Solitaire... dans le sens pachyderme du mot!»

Table des Matières | Précedante : Douane Suite : La Guerre